2003 / état
des lieux
« La disparition de Dominique
Bagouet a posé avec brutalité le problème
de la préservation et de la transmission d'un patrimoine
chorégraphique marquant dans le domaine de la danse contemporaine.
Des interprètes de Dominique appartenant à ce
qui est sa dernière équipe mais d'autres aussi
ayant quitté la Compagnie pour mener de nouvelles aventures
se sont mis au travail. Ils veulent faire en sorte que soient
conservées et transmises une uvre et une pédagogie
qui aujourd'hui vivent à travers eux.
A cet effet ils ont créé une structure,
les
carnets bagouet, qui fonctionnera sous forme d'association
Loi 1901 et aura pour vocation de coordonner et de réaliser
toutes les initiatives à prendre dans ce domaine.
» dit le
texte d'origine.
Un grand nombre de personnes se sont mobilisées pour
la naissance et la vie de l'association, aide, accueil, soutien.
Elles ne peuvent être toutes cités, hâtivement,
dans cette introduction. Mais chacune et chacun, en sa place,
témoignent de ce qui a été fait dans les
différents espaces de ce site.
Une certitude, une intime conviction, d'être dépositaires
de quelque chose « qui vit en nous ».
Une évidence : l'importance de cet héritage, l'importance
des traces matérielles et de celles dont sont porteurs
les danseurs, en leur corps. Une nécessité : transmettre.
Des objectifs sont formulés, une structure est mise en
place, de réflexion et d'action. La manière reste
celle à laquelle tous ont été habitués
dans le travail avec Dominique Bagouet, celle qu'il avait installée.
De la mise en uvre émerge une méthode, de nouvelles
formulations des objectifs, une discussion critique des différentes
méthodes, une sorte de réflexion en acte. Toute
l'action est signifiante, dans ses modalités et dans
son originalité. Cette action pourrait se lire comme
une théorie en acte : elle appelle une réflexion
sur elle-même qui en révèle les aspects
théoriques, réflexion à peine ébauchée
qui reste largement à faire et à formuler.
L'originalité de la manière de Bagouet est là,
dans le collectif à l'uvre. Cette façon
de procéder, qui semble répondre au début
à une exigence implicite, n'est pas le moins intéressant
de ce qui est « à transmettre ».
C'est aussi la marque Bagouet, cela fait partie de la trace.
Les débuts : Quelques mois à peine après
le décès de Dominique Bagouet, alors que la Compagnie
Bagouet est en pleine activité, des danseurs de l'équipe,
ou de l'ancienne équipe venus se joindre à eux,
se réunissent pour former une nouvelle association, partageant
un même objectif : garder vivante l'uvre de Dominique
Bagouet.
Ainsi donc, une structure est mise en place, des moyens sont
recherchés, des partenaires sollicités - quand
ils ne se proposent pas d'eux-mêmes. Quelques éléments
de méthode, des objectifs concrets qui semblent clairs
et qu'une « cellule de réflexion »
est chargée de piloter : rassembler les traces, faire
un travail d'archives, transmettre, ce que dit le
texte
d'origine en 1993 :
« Il s'agit de réfléchir
aux moyens à développer afin de diffuser, de façon
vivante et fidèle, l'uvre de Dominique Bagouet,
sa pédagogie, son style, son répertoire et de
songer à la pérennisation de sa démarche.
Trois axes sont à dégager :
la transmission : enseignement et répertoire,
le remontage :par des danseurs de la Compagnie Bagouet: et la
diffusion de pièces pour des projets et des périodes
données
la constitution d'un fonds d'archives et de documentation.
»
Transmission et remontages : Les Carnets Bagouet doivent faire face à une
forte demande. Un processus de travail est défini. Que
ce soit pour des extraits ou des pièces entières,
la transmission est assurée par les danseurs présents
à la création de la pièce. Un « couple
» de danseurs, si possible un homme et une femme, sont
responsables artistiques et convient d'autres interprètes
à venir transmettre solos, duos, trios, séquences
plus personnelles. L'apprentissage se fait dès le cours
du matin avec l'enseignement des principes techniques basiques.
Le temps de répétition s'approche le plus possible
du temps de création, la notion de « bain »
est nécessaire pour parvenir à une réelle
interprétation de la pièce. La reconstruction
du
saut de l'ange au Ballet Atlantique,
sur la demande de Régine Chopinot fut le premier projet
de reprise d'une intégrale et fut exemplaire.
Les danseurs s'aident de leur mémoire corporelle, de
quelques témoignages vidéo, de cahiers de notes
de Dominique ou des assistants, et des collaborateurs, éclairagiste,
ingénieur du son, costumière, etc.
Ce processus type a du être remis en cause au fur et à
mesure des projets.
Archives et documentation :
L'urgence a été la numérisation des vidéos,
puis l'inventaire des pièces, la numérisation
des bandes son, le dépôt en 1996 des archives papier
et en particulier du fonds photos immense, à l'IMEC afin
qu'il soit conservé dans des conditions scientifiquement
fiables et valorisé. Nouvelles captations vidéo
lors des reprises, notations en système Laban, autant
de sources de référence pour servir l'avenir.
Dans la confrontation à d'autres, danseurs, commanditaires,
structures, les choix de l'action ont imposé une discussion
permanente des moyens, des méthodes, des objectifs. Les
réponses se sont chaque fois situées dans le collectif,
dans le partage et le débat, au sein de la cellule de
réflexion bientôt nommée « conseil
artistique ». Accepter la diversité des avis, laisser
s'exprimer la parole contradictoire, les remises en cause, des
méthodes, des moyens, des objectifs. Même, plus
que cela, accepter que la contradiction ne soit pas résolue
dans la parole.
Faire l'expérience du temps, de la durée, reconnaître
ce qui relève du deuil, pour chacun, trouver sa distance
propre ou s'en détacher.
Peu à peu que s'est imposée l'importance et l'originalité
de la « manière Carnets Bagouet »,
au sens où dans cette façon de faire se révélait
aussi un des aspects de la manière de Dominique Bagouet.
Il y a là quelque chose qui fait partie des traces à
laisser. Réfléchir sur cette action, en rendre
compte, a un autre effet, cela renouvelle le regard, les formulations,
les objectifs. Cela ouvre sur de nouvelles interrogations.
Aujourd'hui un regard sur ces dix années révèle
une réalité bien différente de celle qui
était posée à l'origine. Au travers de
permanences et de fidélités, se dessine une redéfinition
des objectifs et des enjeux. De nouvelles formulations indiquent
ce que recouvrent les termes : « la danse de Dominique
Bagouet », « traces » ; précisent
les modalités de la fidélité à l'uvre,
le jeu de l'explicite et de l'implicite, les limites connues
(ce que cette danse n'était pas). Le retour sur ces dix
années permet de traduire cette intime conviction qui
anime chacun des interprètes, diversement, singulièrement,
en termes de procès d'action, et d'en discuter les modalités
d'incarnation.
La multiplicité des réponses, des manières
de faire, des supports, des formulations des problèmes,
fait que, au lieu d'apparaître limité, le travail
de mémoire s'ouvre. Au nombre prévisible et relativement
limité de tâches de remontage ou de classement,
se substitue le travail d'une ouverture vers de nouvelles formulations
: préciser les problèmes affrontés, les
enjeux du travail de la mémoire et de la remémoration,
les apories d'une recherche impossible à clore.
L'objectif de « conserver vivante la danse de Dominique
Bagouet » s'est dissout. La trace est vivante dans
les danseurs, pour un temps. Nous savons que la danse de Dominique
n'est plus. Nous l'avons accepté. Il reste la filiation.
Les problèmes sont nombreux, intéressants, fructueux,
porteurs d'une intelligence renouvelée de l'art de la
danse, de la chorégraphie, de l'écriture, du tissu
de relations qui lient les danseurs interprètes à
leur chorégraphe. Tracer la filiation c'est parcourir
un domaine, investir un champ, définir un corpus, préciser
les notions d'écriture, de style, d'appartenance (« la
danse de... »), de chorégraphie, d'auteur.
Mais c'est aussi se préoccuper de réception, de
contexte, de studio. Les liens entre les choix de Dominique
et la danse qui se faisait alors, dont il était interprète.
L'évolution des règles esthétiques voir
éthiques implicites et ce qu'elles modifient dans le
regard porté sur le corps, la danse, la chorégraphie.
Amener des danseurs ayant vingt ans aujourd'hui à être
interprètes c'est aussi prendre la mesure d'une influence
de la danse qui s'est faite depuis le début des années
70 sur la présence au monde des hommes et des femmes,
d'une influence en quelque sorte normative. [Des observations,
au cur de l'action, qui rencontrent des observations théoriques
faites en des contextes tout différents, par des historiens
de l'art, par exemple, Walter Benjamin - relation dialectique
entre l'autrefois et le maintenant -, les concepts de H. R.
Jauss - réception et action, tradition et sélection,
horizon d'attente et fonction de communication].
On est amené à définir un « fond
postural », celui de la compagnie et celui du studio,
une notion qui ressemble à un « horizon d'attente
dans les studios ». C'est comme tracer des éléments
d'une théorie historique de la danse, dont on ne mesure
pas très bien encore la portée. On est encore
au bout d'un fil (et on y restera jusqu'à la fin). Après
le fil c'est autre chose, ce n'est plus « nous »,
nous, c'est à dire les danseurs dont le corps est porteur
du travail réalisé en présence de Dominique
Bagouet.
Apparaît alors un nécessité nouvelle, celle
de l'ouverture à d'autres regards, à d'autres
pensées, celle de la confrontation, dans le travail de
mémoire, à d'autres disciplines, à d'autres
modes de réflexion, à d'autres modes d'action,
à des personnes qui n'ont pas rencontré, elles-mêmes,
Dominique Bagouet.
C'est grâce à la multiplicité des sources,
des traces, des volontés, des regards que le travail
des
carnets bagouet peut s'accomplir,
dans un souci d'ouverture, face à l'héritage de
la danse de Dominique Bagouet.
anne abeille et jean rochereau, décembre
2003