Né le 9 juillet 1951 à Angoulême, Dominique Bagouet reçoit à Cannes une formation classique dans l’école de Rosella Hightower, avant d’obtenir ses premiers engagements au Ballet du Grand Théâtre de Genève dirigé par Alfonso Cata où, quelques six mois plus tard, il danse dans un programme de Balanchine.
Il passe une audition chez Félix Blaska, puis va chez Maurice Béjart à Bruxelles. En quête de nouveauté, il participe à l’atelier que Carolyn Carlson ouvre à l'Opéra de Paris, fait partie de Chandra, groupe autonome avec des anciens de Mudra dont Micha van Hoecke.
Dès 1974, il reçoit l’enseignement intensif de Carolyn Carlson, de Peter Goss et part aux Etats Unis. Dans la foulée Limon, il choisit de travailler avec Jennifer Muller et Lar Lubovitch. A New York, il prend les cours de classique de Maggie Black, le professeur de tous les danseurs contemporains, en particulier ceux de Cunningham.
Il rentre en France en 1976, travaille sa première chorégraphie dans l’optique du concours de Bagnolet avec Bénédicte Billiet, Yvonne Staedler et Douchka Langhofer. Une très grande danseuse évanescente entourée de deux poupées délicates et mécaniques, tel le surgissement des vieux fantasmes enfouis depuis l’enfance : c’est chansons de nuit qui obtient le premier prix.
A la fin du concours, André-Philippe Hersin, alors programmateur de la danse au Festival d’Avignon, l’invite et c’est la création de Endenich. Il fonde sa compagnie, crée Ribatz, ribatz ! puis Snark. Il est Lauréat de la Fondation de la vocation en 1977.
Une suite pour violes (1977) met en place une danse très soucieuse de structure, tandis que sa première longue pièce, voyage organisé (en octobre à Créteil) agence un défilé de personnages, un couple marié, romantique à souhait, une famille, des enfants, pour des situations comiques ou nostalgiques, avec pour point de départ la bande originale de l’Atalante, et une certaine manière à la fois poétique et cocasse de rendre hommage au cinéma des années 30...
Les pièces s’enchaînent rapidement entre 1978 et 1979 : passages pour la compagnie des Ballets de Lorraine à Nancy, Tartines à La Rochelle, sur des herbes lointaines, conférence, une pièce collective avec les danseurs de la Compagnie. Avec Les gens de..., le problème de la narration est à l’ordre du jour, tandis que Danses blanches s’oriente vers une certaine sobriété, une recherche formelle, une « écriture ».
Sous la blafarde, œuvre nostalgique, bifurque à nouveau vers les petits charmes ; avec un faux air de café-théâtre, cette pièce se sert très irrésistiblement du « feeling » des chansons réalistes de Fréhel et de l’accordéon d’Eliane Lencot.
En 1980, il est invité à créer le Centre chorégraphique régional de Montpellier. Après Une danse blanche avec Éliane, Grand corridor pose discrètement les bases de « l’écriture bagouetienne ».
Fini le mouvement qui n’en finit pas de finir, les traces d’une technique Limon jusque-là présente. Plus de voltes, plus de courbes interminables. Les gestes sont de plus en plus précis et découpeurs d’espace, la technique de plus en plus minutieuse.
En 1981, il part à Paris créer les voyageurs pour le Groupe de Recherches Chorégraphiques de l’Opéra de Paris tout juste initié par Jacques Garnier. Il prend la direction artistique du premier Festival International Montpellier Danse, y présente la pièce la plus longue qu’il ait jamais écrite, Toboggan, en sept séquences et sept solos.
Dans cette voie, il crée Insaisies (1982). Un travail des bras très caractéristique s’y développe pour la première fois dans une verticalité surprenante. La danse se strie de traits plus ou moins fulgurants, de petits gestes, de solos jaillissants.
Pourtant, la lenteur, le statisme, une sorte de rêvasserie de la forme donnent à penser que le chorégraphe a, au sens propre du terme, besoin d’arrêter sa danse, de la suspendre. Insaisies, c’est aussi le refus de la rencontre, de la concrétisation, c’est l’éclosion de l’angoisse.
Il fait sa première vraie rencontre avec la technique Cunningham, grâce à « Alphard », une pièce de Kilina Crémona dans le cadre du Festival International Montpellier Danse.
En février 1983, il crée F. et Stein, un duo avec la guitare électrique de Sven Lava-Pohlhammer en Avignon, un rituel d’exorcisme, un déchaînement d’une violence rageuse, une performance en confrontation permanente.
Tour à tour veuve noire baroquisante cachée sous ses dentelles et toute concentrée sur un travail de mains quelque peu diabolique — goût du détail et de l’autocitation — puis chirurgien, fou en gros brodequins patauds martyrisant la danse, mais gambadant pourtant comme un cabri, il s’en donne enfin à cœur joie, en petit danseur trépignant, possédé par une sorte de flamenco délirant. On patauge dans la théâtralité la plus effrénée, on convoque les fantômes, on joue sur l’alternance du lent et du fulgurant, on souffre en toute impudeur, on sourit en toute dérision, on offre comme en testament cette danse drôle, nerveuse, agaçante, superbe.
C’est comme s’il atteignait là un point de non-retour, laissant derrière lui toute la bibeloterie, ses petites manies surréalistes, son théâtre de poupées.
Il découvre la vidéo en compagnie du réalisateur lyonnais Charles Picq, avec lequel il va réaliser Tant mieux, tant mieux !, première étape d’une grande collaboration.
Pour Valse des fleurs (1983), il compose, dans les jardins du Champ de Mars une fantaisie pour crinolines fluorescentes. Lesquelles réapparaissent quelques mois plus tard dans Grande maison, imaginée en référence à l’Opéra de Montpellier où une théâtralité désuète, riche en images, brouille les pistes d’une ligne chorégraphique nette.
En 1984, la compagnie Bagouet devient Centre Chorégraphique National. Déserts d’amour est créé au Théâtre Grammont, lors du Festival International Montpellier Danse. La musique de Tristan Murail où des variations s’ordonnent autour de très peu de notes fournissent la substance de la pièce.
Fini le romantisme récurrent, effréné ou languide. Finies les petites histoires. La danse est là, souveraine, pleine d’elle-même, sa forme s’épanouit, sa construction s’impose. L’espace est investi, l’autobiographie s’estompe. Déserts d’amour marque ce moment où Dominique Bagouet abandonne un certaine imagerie et aborde la danse comme un art exclusif d’écriture, une rigueur mathématique s’autorisant un certain lyrisme.
C’est à partir de cette chorégraphie que l’on commence à parler de « baroque contemporain » à propos de Bagouet : bras obstinément verticaux ou loin du corps, continûment obliques, corps penchés niant la verticalité comme une manière de s’affranchir de l’élévation classique, bustes inclinés sur leur axe, extrême vélocité des pieds, dessins des bras et des jambes absolument nets et géométriques, volte fréquente des poignets, travail des mains d’une minutie diabolique, au doigt, au millimètre près.
Pourtant la mélancolie, les coiffures incongrues, les écarts saugrenus succèdent aux diagonales les plus pures et contrastent avec l’idéale perfection de l’écriture et des formes...
Assisté d’Alain Neddam, il signe sa première mise en scène théâtrale, Mes amis d’Emmanuel Bove. Pour le comédien Gérard Guillaumat, il dispose, au TNP de Villeurbanne ce récit graphique, précis d’écriture dépouillée, fragmentaire.
Après Fêtes champêtres - partie d’une production de Ris et Danceries : Suitte d’un goût étranger, en compagnie de François Raffinot, Andy Degroat et Robert Kovich -, le Divertissement 138, ballet de figures géantes inspiré par l’architecture d’Antigone de Ricardo Bofill à Montpellier, Le crawl de lucien est créé à l’Opéra de Montpellier pour la cinquième édition du Festival. Empruntant son titre à l’une des compositions musicales de Gilles Grand, cette pièce est une manifestation à l’état pur du « baroque » chez Bagouet.
Non pas limitée aux lignes et aux formes extérieures, boucles, volutes, ornementations, virtuosités, mais renvoyant beaucoup plus profondément au mental baroque, agité par un perpétuel mouvement souterrain, travaillé par l’inquiétude, contenant le désordre intérieur dans un carcan rigide et que l’on sent pourtant frémissant. Petits motifs, jolis effets de perspective, menue géométrie coquine sur des trames subjectives et rêveuses...
Sur une proposition de Rudolf Noureev, il crée pour le Ballet de l’Opéra de Paris Fantasia semplice, sur des musiques de Marc Monnet, présenté entre « Vaslaw », ballet de John Neumeier et « les mirages », de Serge Lifar. C’est la première fois qu’un jeune chorégraphe de la nouvelle génération a les honneurs de l’Opéra.
Assaï, « concert de musique et de danse », construit en quatre nouvelles, avec un prologue et des interludes, est présenté à l’Opéra de Lyon dans le cadre de la deuxième Biennale Internationale de la Danse, tandis que la création musicale de Pascal Dusapin est interprétée par les soixante et un musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Montpellier.
Il est le premier à monter un spectacle avec un orchestre vivant dans la danse contemporaine française.
Pièce culminante, pièce de force et d’équilibre, pièce d’unanimité et peut-être d’aboutissement, structure d’acier pour une langue cristalline, nette, très lisible, « cernée comme les dessins de Caran d’Ache ». Avec Assaï, Dominique Bagouet est sans doute allé au plus loin de la maîtrise chorégraphique.
Le saut de l’ange, qu’il conçoit avec Christian Boltanski pour l’ouverture du septième Festival International Montpellier Danse, a peut-être véritablement amorcé les pratiques de collaboration artistique en France.
Rencontre de deux sensibilités contemporaines en quête de formes précaires (miniaturisation de l’objet ou du geste), conception commune dans le traitement de l’espace, du passage et de la présence des corps, même rapport à la palpitation insaisissable du visible, à la lumière, à une narration fondatrice mais distanciée, et qui est ré-injectée dans l’œuvre sous forme de textes des danseurs, mis en espace par Alain Neddam.
Et nourri d’une impression profonde : l’émotion de Bagouet lors de l’exposition « la leçon de Ténèbres » (Festival d’Automne, 1986), sanctuaire des enfances perdues, suspendues dans des éclairages tremblotants, métamorphoses de l’âge comme perte incessante, comme dispersion de la figure de soi. Un théâtre dérisoire qui traite sur scène les poncifs du spectaculaire autant que sa magie incertaine, une danse mise en attente, tandis que s’accumulent des motifs adjacents périphériques et hétérogènes...
Œuvre inclassable, Le saut de l’ange ne répond aujourd’hui encore à aucun canon, jusque dans le statut même de l’acte chorégraphique.
En contre-jour, il crée de fantaisistes Petites pièces de berlin, dans le cadre « Berlin, Capitale européenne de la culture 1988 ». « Petites danses autonomes, quintettes, quatuors, trios, reliées entre elles par un décor modulable pour un lieu tout en longueur à quoi se superpose peu à peu l’image d’une salle d’attente. »
Suite de propositions provisoires, qui restent à mi-chemin de leur résolution, hésitant au seuil des assertions, dénonçant par avance ce qui en constituerait et la vanité et l’emphase.
Laurence Louppe
Suit Meublé sommairement, tissant des liens subtils et désinvoltes avec le texte « Aftalion, Alexandre » où Emmanuel Bove raconte, avec ses mots simples et lisses, la vie ordinaire d’un homme ordinaire.
Dominique Bagouet reçoit le Grand Prix National de la Danse en 1989.
En 1990, « Courts et moyens métrages », un ensemble de pièces, une manière d’anthologie de la compagnie, est présenté à l’occasion des dix ans d’implantation de la compagnie à Montpellier et de la dixième édition du Festival International Montpellier Danse.
Jours étranges (juillet 1990), égrenés sur des chansons des Doors, nous rappellent aux émotions de l’adolescence, au désir diffus et violent qui déborde les corps, à l’énergie non encore policée qui les plonge dans la tentation incessante de l’éclatement.
En décembre, So schnell est créé à l’occasion de l’inauguration, pour la danse, du nouvel Opéra Berlioz au Corum, à Montpellier.
« De la confidence d’un danseur inventant son geste à la descente frontale vers le public d’une phalange alignée, de l’élan d’un galop au calme apparent d’un duo d’ouverture » (L. Louppe), sur la cantate BWV 26 de Jean-Sébastien Bach et dans l’univers aux cernes appuyés de Roy Lichtenstein, So schnell déploie, amplement et brillamment, les quatre saisons de la vie. Interprétation dynamique, dansante et gaie pour une chorégraphie de la fragilité, des faiblesses, de la tendresse humaines : pour que l’espace soit envahi de forces qui laisseront peut-être quelques traces...
Convoquant odalisques, émirs, minarets, fontaines, toreros et gitans, Necesito, pièce pour grenade, flânerie dans les jardins de l’Alhambra, est créé dans les jardins de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon pour le Festival d’Avignon 91.
Sur fond bigarré et mosaïque de musiques très diverses, mêlées aux stridences de l’arène et au son virulent d’un groupe de rock espagnol, neuf danseurs folâtrent, contemplent et rêvent en un défilé nonchalant et humoristique. Sur la terre rouge, sur les azulejos, en vingt et une séquences drolatiques saisies par une poésie douce et lumineuse, qui culmine dans un solo d’Olivia Grandville...
Le 9 décembre 1992, Dominique Bagouet disparaît.